La Reine-mère

Publié le par Mademoiselle S

Attention, cette note risque de heurter la sensibilité de plus d'un. Car je m'en vais certes vous raconter la vie de Grand-maman, mais surtout je m'en vais vous raconter ses petites tyrannies sanguines. Today, c'est l'anniversaire de ma mamie, la très bien surnommée Reine-mère. Ma grand-mère a un derrière imposant comme il s'en rencontre peu. Sa peau est blanche et pure, sans ride, mais épaisse, d'une épaisseur travaillée comme celle d'une miche de pain. Elle commence à perdre tout bon sens. Elle ne se gêne plus pour dire tout haut ce qu'elle pensait habituellement tout bas dans sa cuisine. Elle fait des cadeaux de noël à deux de ses petits enfants seulement parce qu'elle n'aime pas les autres, et elle raconte des histoires fantastiques mais crédibles.

 Quand vous vous imaginez une mamie, vous pensez aux gâteaux et aux calins. La mienne sait faire les premiers, mais pour le reste, elle donne plutôt dans la casse. Elle est née en 1929 d'une famille très pauvre et très nombreuse. Comme à peu près tous les mioches à cette époque à la Réunion. Etant la plus belle et la plus méchante, elle s'est donc envolée à 20 ans avec le premier venu, fils de marin, dont l'histoire de retiendra que le nom, notre nom de famille. Puisqu'en effet, de cette brève union d'un an est venue une petite fille, ma mère, que sa propre mère regardait, et regarde toujours, comme l'incarnation des départs avortés de sa vie. La légende a commencé à se forger autour de cette première enfant, dont la Reine-mère aurait dit : " Soit quelqu'un le prend, soit je le jette à la mer". Et tous conscients de la réalité de la menace, ma mère a été élevée chez des cousins lointains. La légende a continuée à se former quand ma grand-mère a brûlé son pilon. Vous savez, ici, le pilon est un creuset en bois ou en pierre dans lequel on broie les épices. Eh bien, quiconque brûle son pilon est condamné à l'errance. Alors, elle a erré, de maris en maris, de villes en villes, de maisons de blancs aux champs de cannes, avant d'avoir un seul vrai job : assistante familiale pour la DASS.

Lorsque j'ai connu ma grand-mère, j'ai d'abord découvert une femme verte mais sévère, savante mais butée. Etrangement, j'ai tellement été habituée à sa cruauté qu'elle en est venue à ne plus me choquer. Un jour, j'avais à peu près 8 ans, un poussin assez gros s'est cassé une patte. Impossible pour lui de marcher, de se traîner, le pauvre passait son temps à agiter ses ailes. Alors que je me penchais sur le cas depuis 10 minutes, ma grand-mère est passée, panier plein de linge sous le bras et a vu l'état de la bête. Elle a posé le panier, est allée dans la cuisine, en est revenue avec un planche à découper et un élastique, un morceau de bois et une hachette. Elle a posé le poussin sur la planche à découper, lui a sectionné la jambe au niveau de l'articulation, a maculé la coupure de safran et lui a attaché la bûchette de bois grâce à l'élastique. Lorsque je lui ai demandé pourquoi elle avait fait ça, elle m'avait répondu que c'était pour que le poussin puisse grandir assez pour être mangé.

Ma grand-mère adore bêtifier avec les enfants mais elle vous mets des gifles quand vous pleurez. Au collège, je me faisais embêter par un plus grand. A bout de nerfs, je rentre un jour en pleurant dans le giron familial et quelle ne fut pas le choc émotionnel de voir ma grand-mère en colère, oui, mais en colère contre moi. Quand on a une famille pour vous défendre on ne pleure pas. On ne pleure pas devant des mecs. On ne pleure pas pour des futilités.

Ma grand-mère elle a oublié d'écrire mais elle a des tonnes de connaissances que la sénilité mélange doucement et grâce à laquelle se perd tout bon sens. Elle m'a déjà prédit que je divorcerai, elle a vu dans la pointe de mes cheveux que je tuerai mon mari. Elle m'oblige à porter des bijoux parce qu'ils enlèveraient le mauvais oeil et elle se rend sans faute à la messe des malades le Vendredi. Elle sait que les glues d'escargots sont bonnes pour les oreilles abimées et elle sait faire du chocolat à partir de graine de cacao du jardin. Elle chasse les morts, et surtout les siens, à grands coups de sel. Evidemment les lignées des grandes et petites familles n'ont pas de secret pour elles et elle me raconte parfois les scandales dont l'informent ses vipères, au sujet de l'autre famille. C'est elle qui m'a appris toute cruauté.

Plusieurs questions se posent autour d'elle : lorsqu'elle va mourir, seront nous soulagés? Confessera-t-elle ses injustices avant de nous claquer au nez la porte de l'éternité. Et surout, qui nous protègera lorsqu'elle ne sera plus là. Ma grand-mère, plus je la regarde et plus je pense que je ferai tout comme elle dit : le jour de sa mort, je ne pleurerai pas, parce que les gens morts ne sont plus de ta famille, toi qui est vivant, quand bien même ce serait ta mère.

Publié dans Carnet de Vie

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M
Salut<br /> Je tombe sur ton blog tout à fait par hasard mais il me rappelle quelqu'un...ce ne serait pas toi qui m'aurait envoyé un e-mail il y a longemps au sujet d'une phrase révélatrice sur mon blog ?Si c'est le cas, sache qu'il m'a marqué.Si je me trompe de personne, alors je me sens con lol !A part ça, j'aime bien le style d'écriture de tes notes. Je vais certainement en lire plus !Bonne journée
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V
âmes sensibles...  Le moins qu'on puisse dire est qu'on lit d'un trait sans s'arrêter tellement ça parait fascinant. Cela me rappelle presque le monde d'Harry Potter... J'ignorais une telle prégnance d'une certaine forme de superstition à laquelle vous semblez sensible malgré vous, n'est-ce-pas? Vous devriez essayer de l'enregistrer (je sais les camescopes sont chers...). J'ai la chance d'avoir mes grands parents du côté de mon père. Mon grand père a vu Berlin tomber en 1945 dans les mains des soviétiques après deux années de STO. Je me suis finalement résolu à le filmer et garder son témoignage pour mes cousins et cousines et nos enfants. Si votre grand mère est une femme forte et même si vous ne la pleurez pas, la technique vous laisse la possibilité d'en avoir une trace. Pensez y. Une interview de deux heures sur sa vie et sa façon de voir le monde qui l'entoure. C'est de l'or familial.
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